Pourquoi lire aux bébés ? Le chemin du bébé lecteur

Pour pouvoir, vers l’âge de trois ans, déguster ensemble, avec la plus grande jubilation, la lecture d’un album que l’adulte a choisi, qu’il lit à son rythme, au moment qui lui semble favorable pour tous, il faut avoir parcouru un long chemin : le chemin du bébé lecteur.

Nous savons aujourd’hui que la plupart des adultes qui ont la charge d’un nouveau-né parlent au bébé, lui chantent des berceuses, commentent ce qu’ils font pour lui, avec lui, autour de lui. Et ce, quels que soient le milieu socio-culturel et les conditions de vie de la famille. Mais lorsque le bébé commence à explorer le monde en se déplaçant, une autre forme de langage entre en jeu : le langage factuel uniquement compréhensible dans la situation : « Donne, prends, arrête, attention, non ! » - une langue indispensable au quotidien mais qui ne peut s’écrire et qui ne raconte pas. Or, dans certaines familles, cette langue devient le mode essentiel de communication avec le bébé alors que dans d’autres, on continue à commenter ce qui se passe, ce que l’on fera demain, ce qui s’est passé hier : c’est la langue du récit. Une langue relayée, en outre, par des jeux de corps, de doigts, et par les premiers livres que l’on lit à l’enfant. Des études ont pu mettre en avant qu’à un an déjà, les bébés peuvent baigner dans des bains de langage très différents. Ce sont, entre autres, sur ces recherches que s’est appuyée l’association ACCES (Actions culturelles contre les exclusions et les ségrégations) pour mettre en place ses protocoles de lectures aux bébés dès le plus jeune âge.

Tout petit (moins de six mois), l’enfant ne différencie pas le livre des autres jouets ; on le pose au sol avec autour de lui des hochets, des objets de découverte de matières et de bruits, et l’on ajoute éventuellement des livres : de préférence en plastique et/ou en tissu, de manipulation facile ; ces premiers livres (tels que nous les nommons) ne sont souvent que des imagiers et, disposés ainsi autour de l’enfant, ne sont différenciables des jouets ni par leur matière ni par leur utilisation. Comment le bébé pourrait-il alors savoir que « Ça c’est un livre et ça c’est un jouet » ?

Ce sera seulement si l’adulte prend un « Vrai » livre, en papier ou cartonné, et qu’il le à l’enfant, qu’il pourra explorer ce moment tout à fait inédit et exceptionnel. En effet, contrairement aux échanges courants, l’adulte qui lit ne regarde pas l’enfant mais le texte qu’il a à lire, et l’enfant suivant le regard de l’adulte regarde à son tour le livre. De même, lorsque l’adulte lit il change spontanément son intonation, et l’enfant comprend très vite que ce que l’adulte lit ne s’adresse pas directement à lui mais vient d’autre part. Par ailleurs l’adulte et l’enfant sont tous les deux positionnés face au livre. Le petit bébé est très attentif lorsque l’adulte lui parle, il ne comprend pas tout le sens mais il est très réceptif au ton, à l’intonation de la voix, à la mélodie du discours. Il le sera de la même façon au récit qui lui est lu ; l’important dans le choix des textes lus au très jeune enfant (moins de six mois) n’est pas tant le contenu que la construction du récit, sa valeur esthétique : « Un bébé pourrait écouter de la poésie », nous dit Evelio Cabrejo Para, vice-président d’ACCES. C’est pourquoi les imagiers, bien qu’ils concernent des objets de son quotidien, l’intéresseront moins qu’un beau texte rythmé même s’il est long, car le bébé (s’il n’a ni faim, ni mal, ni sommeil ni…) peut écouter très longtemps l’adulte qui lit. Sans compter qu’il ne bouge pas, il est tout à son attention et à son plaisir de ce temps partagé avec l’adulte.

Ainsi, on peut prendre des albums en papier même fin car il ne risque pas de déchirer l’album puisqu’il n’attrape pas encore ; de plus il nous voit manipuler finement les pages que l’on tourne avec délicatesse de droite à gauche (en Occident en tout cas). Il verra en outre d’autant mieux que nous choisirons un grand format avec de belles illustrations, car le petit bébé ne voit pas dans les tout petits livres que nous aimons lui donner -ses mains sont si petites - et que très vite, dès qu’il le pourra, il mettra à la bouche ! L’adulte pourra tout de suite observer les réactions du bébé : il regarde le livre, se redresse légèrement, pédale avec ses pieds, salive. Il nous montre son intérêt et même le livre qu’il préfère en réagissant avec plus ou moins d’entrain suivant l’album. Long texte, très construit et mélodieux, pages en papier, grand format que l’on lira à la virgule près, comme la chanson qu’on lui chante inlassablement sans en changer un mot et que, comme nous, il aime entendre et réentendre sans se lasser. C’est ainsi que le bébé entre dans la lecture et surtout qu’il différencie le livre de tous les autres jeux, car seul le livre met en scène ce protocole.

Il a tout compris de ce qu’est la lecture et de la façon par laquelle l’adulte se positionne dans ce partage.

Il est davantage en lien avec le quotidien et commence à apprécier les albums qui parlent de lui et de ses émotions. Il sait maintenant qu’il faut tourner les pages pour avancer dans le récit et cherche à retrouver certaines illustrations ou certains passages de l’histoire ; comme il peut manipuler seul les albums il a d’autant plus besoin d’être accompagné car il a tendance à mettre le livre à la bouche… c’est à nous de lui lire pour qu’il comprenne que cela se déguste autrement ! Cela prend du temps et comporte de nombreuses lectures car, comme lorsqu’il commence à vouloir manger seul, l’autonomie peut prendre des semaines. Mais ce n’est ni en lui laissant des livres en tissu qu’il manipulera sans précautions ni en lui retirant les albums qu’il pourra cheminer.

Il n’a pas encore complètement la notion de la représentation et essaie parfois d’attraper l’objet qui figure dans l’album. Les livres auront une place de rangement spécifique (corbeille, bac, étagère) mais certainement pas le bac à jouets. Ferions-nous cela avec nos livres d’adultes ?

L’enfant grandit, il aime maintenant écouter les histoires mais il a besoin du temps, du plaisir et de la disponibilité de l’adulte. Quand le moment est propice l’adulte peut répondre à la demande de l’enfant, il lui lit le livre qu’il a choisi, à son rythme, il peut retourner en arrière s’il le souhaite, sauter des pages s’il le désire, fermer le livre s’il en manifeste l’envie. Exactement comme nous le faisons pour nous-mêmes avec nos propres lectures. Qui n’a pas sauté des pages, regardé furtivement la fin du roman pour se rassurer ? ou fait un retour en arrière pour vérifier une information ?

Il est très important que l’enfant puisse bénéficier d’une lecture individuelle au sein du groupe car chaque enfant, comme chaque adulte, chemine à son rythme avec des modalités de pensée qui lui sont propres ; c’est en respectant cela qu’il deviendra un véritable lecteur et forgera sa capacité à penser le monde.

Il n’est pas possible de pratiquer cette lecture individuelle au sein d’un petit groupe à tout moment de la journée, mais il serait important de pouvoir sortir la lecture de son statut d’activité en groupe à heure fixe, et peut-être même assis et sans faire trop de bruit.

La lecture fait partie de la vie, pourquoi ne pas l’intégrer au quotidien ? Elle peut se placer au moment des arrivées le matin, avec peut-être un seul adulte mais peu d’enfants. Avant ou après le déjeuner, au lever de sieste qui se fait souvent de façon échelonnée. La fin d’après-midi aussi est propice : moins d’enfants, ils sont fatigués, attendent l’arrivée des parents. Une lecture d’album à un jeune enfant ne prend pas plus de cinq minutes, et quel bonheur de se trouver sur les genoux et d’écouter une histoire ! Les autres sont présents autour de l’adulte, ils écoutent, s’ils le souhaitent, l’histoire du copain et bien souvent ils attendent, un livre à la main, que ce soit leur tour, à moins qu’ils ne préfèrent jouer un peu plus loin. Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’écoutent pas d’une oreille.

Entre un et deux ans, l’enfant qui a déjà cheminé avec les livres et les récits sait différencier le livre des jouets, connaît son contenu. Il sait le manipuler seul, mais c’est l’âge sans doute le plus difficile pour l’adulte qui l’accompagne : il marche, il grimpe, se concentre intensément sur une activité mais en change très souvent ; le monde est à sa portée et les journées sont trop courtes pour découvrir et explorer tout ce qui l’entoure. Il prend un album, le tend à l’adulte mais le feuillette très vite sans nous laisser le temps de lui en faire la lecture puis le ferme, ravi : « Fini ! ». Il peut aussi choisir un livre, en changer, puis en changer encore sans réellement s’arrêter sur un en particulier - en tout cas, au premier abord. L’adulte est souvent déstabilisé par ses comportements de « déménageur » ; l’enfant promène les livres, les empile, mais si nous pensons que cela ce n’est pas lire il est pourtant lecteur : il intervient au bon moment dans un récit, s’éloigne puis revient écouter la suite, met en scène avec les jouets des situations qu’il vient de découvrir dans une histoire.

A ce moment de son développement les livres qu’il préfère sont ceux qui le concernent directement : son quotidien, ses émotions, son entourage proche. Les textes doivent être courts et efficaces. On peut mettre les livres à la disposition des enfants s’ils ont été beaucoup lus auparavant avec les adultes et si l’habitude de les manipuler est déjà bien prise. L’enfant a néanmoins besoin d’être toujours accompagné par la présence de l’adulte qui lui consacrera le plus souvent possible du temps autour de ses moments de lecture individuelle au sein du groupe.

L’enfant commence à parler et la tentation est grande de l’interroger au cours de la lecture : « Il est où l’ours ? De quelle couleur est la voiture ? … » Mais il a besoin du récit et il serait dommage de l’en priver en transformant ces moments de plaisir en interrogatoire ; s’il a besoin d’explications c’est lui qui nous interrogera. Il aime la langue et il est assez rare qu’il nous arrête sur un mot « compliqué ». Il se nourrit du récit dans son intégralité.

Les albums mis à disposition des enfants sont en bon état, car si on leur laisse les albums très abîmés auxquels nous avons « renoncé » ils les abîmeront encore plus et surtout, quand nous introduirons des livres neufs, ils les ramèneront à l’état de ceux qu’ils ont l’habitude d’avoir dans les mains sans en prendre soin. Tout cela demande du temps et de l’énergie mais les résultats se feront très vite sentir : il n’est pas rare de trouver des groupes de moyens où toutes ces notions sont installées.

A ce point du chemin, lorsque l’enfant a deux ans, il est alors autonome avec les livres. Il reconnaît parfaitement les albums qu’il préfère et nous en redemande la lecture très souvent. Il exprime très clairement ses goûts littéraires, associe les titres d’un même auteur ou illustrateur. Recherche les différentes aventures d’un héros ; il entre dans la sociabilité et ses intérêts se diversifient quant au champ des thèmes abordés. C’est l’entrée dans le vaste monde de l’aventure, des histoires qui font peur, de l’amitié, du partage. Il lui arrive de prendre un album pour se le raconter à voix haute. Il reprend les phrases telles qu’il les a entendues. Avec nos intonations, nos ponctuations parfois il le raconte à un autre enfant, quand ils ne se le racontent pas ensemble. Il le fait en présence de l’adulte mais sans lui demander forcément son intervention. Il découvre la possibilité d’être seul avec son intimité ; il structure sa pensée quant au monde qui l’entoure.

Il n’est pas nécessaire de choisir des albums « à thème » en regard des préoccupations des enfants : arrivée du petit frère, acquisition de la propreté, décès d’un proche… Dans n’importe quel album, si l’enfant en a le loisir et qu’il bénéficie de cette relation de lecture individuelle au sein d’un petit groupe, il exprimera ses soucis par un commentaire, un geste sur le livre, une interprétation personnelle de l’histoire.

Alors que ces livres « médicaments » contiennent souvent un message appuyé, voire pontifiant de la situation évoquée qui laisse trop peu d’espace à l’enfant pour s’y dérober. Et malgré la bonne volonté des adultes qui l’entourent, ce type de livre risque de stigmatiser la problématique au lieu d’accompagner l’enfant dans sa résolution.

L’important est de lire de bons livres aux enfants. Mais qu’est-ce qu’un bon livre ? Il est difficile d’en donner ici les composantes, mais il est certain qu’un livre n’en vaut pas un autre et que, devant l’inflation actuelle de titres pour les enfants de zéro à trois ans, il est difficile de s’y retrouver. Sans compter que les très bons albums sont plus rares actuellement qu’il y a une vingtaine d’années. Or un livre coûte cher et il serait dommage de se tromper. C’est pourquoi il faut s’appuyer sur les compétences des spécialistes, et particulièrement des bibliothécaires qui effectuent un gros travail de recherche et de sélection dans le choix des albums. Il ne faut pas hésiter non plus à racheter inlassablement les mêmes titres qui sont des incontournables de la littérature jeunesse et traversent les années et les générations sans prendre une ride, plutôt que de succomber à l’attrait de la nouveauté à tout prix.

Enfin, pour accompagner les jeunes enfants avec les livres, je crois qu’il faut construire un projet d’équipe qui apportera une cohérence et un suivi et donnera tout son sens à la démarche.

Au bout de ce chemin il y a l’entrée à l’école maternelle et si l’enfant a pu tranquillement, à son rythme, appréhender les livres, il pourra écouter avec délectation, au sein d’un groupe, des histoires lues collectivement, choisies par l’adulte, lues à son rythme et sans que l’enfant en soit l’acteur. Par ailleurs il prendra seul les albums pour s’en régaler et trouver au sein de la classe un moment d’intimité.

Plus tard, imaginez le plaisir, à six ans, d’entrer dans cet apprentissage extrêmement complexe que représente la lecture. L’enfant sait qu’en lisant il va pouvoir s’approprier seul le contenu des textes.

Ce n’est pas compliqué d’offrir à tous les jeunes enfants cette découverte. Cela ne demande ni gros moyens financiers ni changements radicaux dans nos pratiques, simplement d’accepter de lâcher prise sur certaines de nos croyances et de nos représentations de la lecture.

Bibliographie